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Mitori geiko - 見取り稽古
Apprendre à regarder

Lorsqu’on ne peut pas « monter sur le tapis » il est souvent conseillé de venir, malgré tout, assister aux cours. En japonais, cette pratique se nomme mitori geiko. Elle est évidemment perçue en premier lieu comme une méthode de perfectionnement technique.

Elle est, en fait, infiniment plus riche. Car mitori geiko, peut induire de profondes modifications de son expérience du monde, et par effet miroir, de soi.

Traduction et analyse des kanji

Ils existent plusieurs traductions imagées de l’expression mitori geiko - 見取り稽古, la plus connue faisant appel à l’idée de « voler la technique avec les yeux ». Mais avant de s’intéresser à ses connotations, et au sens des kanji qui le composent il semble nécessaire de retrouver le sens propre de l’expression.
Pour le mot keiko - 稽古, « étude approfondie », nous en avons proposé une lecture qui s’applique à mitori geiko : Keiko - 稽古 - L’entrainement
Mitori, quant à lui, est la forme nominal du verbe mitoru - 見取る qui se traduit littéralement par « percevoir, comprendre », [1]. Il faut donc sans doute entendre ici, « percevoir de manière à avoir une compréhension profonde ». Nous touchons du doigt le lien ténu entre perception et compréhension, et nous voyons bien que mitori évoque nos capacités cognitives au sens large.
Si l’on décompose mitori - 見取り on trouve d’abord le kanji mi - 見 « vue », dans le sens de perception visuel, mais aussi dans le sens d’espoir, de chances, d’opinion ou d’idée. Le caractère représente un œil vertical, dont les jambes évoquent la mobilité et pourraient aussi symboliser un large champ de vision, une attention sans doute soutenue mais non focalisée. Quant à tori - 取り, forme nominal du verbe toru - 取る, qui veut dire « prendre, attraper, saisir, choisir, gagner, moissonner » [2]
Son radical 取 est composé d’une « oreille » à gauche, mimi - 耳, et de l’adverbe « encore » à droite, mata - 又, conforte le sens d’attention soutenue. C’est, par ailleurs, le même mot, tori, qui désigne celui qui exécute la technique par opposition à celui qui la reçoit ou la subit.

Faire mitori geiko c’est donc avant tout chercher à engranger un maximum d’informations sensorielles pertinentes grâce à une implication profonde dans le processus d’observation, d’écoute et de d’analyse de la pratique se déroulant devant soi, alors même que la restitution technique sera différée.

Objectifs premiers

Mitori geiko a bien évidement pour première justification de minimiser les conséquences du manque d’entrainement. La première raison avancée est souvent tout simplement : « C’est mieux que de ne rien faire ». Et, en effet, puisque l’on ne peut pas travailler sur la phase de restitution et sur les sensations physiques liées à une technique autant consacrer toute son énergie à la perception, la visualisation et la compréhension « intellectuelle » de la forme.

D’autre part, consciemment ou non, le professeur qui incite son élève à faire mitori geiko espère sans doute que cela lui permettra de ne pas « oublier le chemin du dojo » car il peut en effet arriver qu’une blessure entrainant l’arrêt de la pratique soit suivie d’une période de démotivation. Le maintien de l’engagement et d’un lien avec le tapis ainsi que la frustration de ne voir les autres sans pouvoir pratiquer soit même, facilitera le plus souvent la reprise.

Mais ces objectifs, s’ils sont parfaitement acceptables, ne sont que la surface des choses. Mitori geiko permet avant tout et principalement de littéralement modifier son point de vue.

Observer sans intention de restituer

Les arts martiaux regorgent d’histoire de pratiquants ayant acquis un haut niveau alors qu’ils avaient uniquement la possibilité d’observer l’entraînement.

Au-delà de l’aspect anecdotique, cela permet de souligner la capacité mimétique de l’être humain. La récente découverte des neurones miroir qui s’activent de la même manière lorsque l’on observe un mouvement et lorsqu’on le produit, converge avec les études tendant à prouver que, lorsqu’il est en situation d’imiter, le cerveau humain cherche avant tout à reproduire une intention plutôt qu’un geste. Une erreur classique en art martial est de vouloir rechercher le résultat avant de maîtriser la forme. Plus encore, le fait même de vouloir effectuer la technique contient déjà une intention parasite.

Ne pas avoir à restituer physiquement l’exercice observé, permet de se libérer au moins provisoirement à la fois de cette intention, des automatismes plus ou moins bon acquis précédemment ainsi que des limitations du corps. Dégagée des contraintes mentales et physiques, la visualisation de la technique est alors une forme de restitution qui peut s’approcher de manière très précise de ce qui a été démontré et ainsi être facteur de progrès sensibles.

Nous partons bien sûr du principe que ce que l’on observe est techniquement correct, et propre à nous faire progresser. Car le revers de la médaille est que l’observation de quelque chose de mauvais peut s’avérer néfaste, surtout si on ne peut pas l’expérimenter physiquement. D’ailleur, paradoxalement, même si l’on a conscience de l’imperfection de ce que l’on observe, le mimétisme se mettra en place aussi facilement. Un ami me racontait d’ailleurs que, de passage dans certains dojo il préférait regarder la photo du créateur en seiza pour être sûr d’observer quelque chose de correct.

Ainsi, dans mitori geiko la seule observation attentive du professeur peut être encore plus effective que ce qu’on imagine à priori. Mais il ne s’agit pas du seul bénéfice de cet exercice.

Observer la manière dont les autres imitent

Lorsqu’on observe la pratique il est, par exemple, courant de détecter des dissonances entre la démonstration de l’enseignant et l’exécution des élèves.

Il est alors nécessaire d’avoir le recul, la lucidité et l’humilité pour que telle erreur flagrante vue chez un débutant ou telle imperfection chez un élève avancé, ne reste pas une critique stérile, mais nous renvoie bien, non seulement à nos propres erreurs, mais aussi à nos propres biais cognitifs.

Ainsi, de même que le débutant ne voit pas ce qui peut paraitre évident au pratiquant avancé, une part de ce qui est montré par un maître, à des niveaux divers, nous échappera toujours. De plus, même avec la volonté la plus sincère nous introduirons toujours notre propre expérience dans la perception que nous avons de ce qui est enseigné.

Mitori geiko fait apparaitre concrètement les difficultés à recevoir l’enseignement donné. Et lorsqu’enfin nous détectons ainsi des erreurs que nous avons pu commettre pendant des années il est alors prudent de s’interroger sur toutes celles que nous avons n’a pas encore vues.

Cette prise de conscience peut alors permettre un recul supplémentaire sur les divers niveaux mis en œuvre consciemment ou non dans les processus d’apprentissage des arts martiaux.

Prises de recul

Mitori geiko est donc aussi la parfaite occasion pour observer autre chose que la technique.

En position d’observateur accepté mais n’interférant pas, comme une sorte d’anthropologue idéal, nous sommes alors en mesure de percevoir la pédagogie mise en œuvre par le professeur ou les réactions des pratiquants ainsi que les diverses interactions, entre professeur et élèves ou entre partenaires. Autant de choses qui nous sont parfaitement invisibles lorsque nous sommes nous-même en position de pratiquant ou d’enseignant.

Mitori geiko peut alors déclencher d’autres prises de recul successives comme de celle constituant à s’observer en tant qu’observateur. Il s’agit peut-être alors de prendre conscience de nos propres paradigmes ou peut-être des hypothèses qui les sous-tendent en tout cas à les comprendre comme des modèles et non pas comme des dogmes.

Prendre conscience de manière aussi flagrante de nos biais de perceptions ou de nos blocages cognitifs est une expérience marquante.

Ainsi à divers niveaux, les enseignements acquis lors de mitori geiko pourront donc à la fois améliorer notre capacité d’observation pendant la pratique normale au dojo mais aussi dans d’autres contextes que l’apprentissage des arts martiaux.

Mitori geiko est donc plus qu’un simple palliatif au manque de pratique, c’est un entraînement intense de nos capacités cognitives. Pour celui qui le pratique avec sincérité, humilité et ouverture d’esprit, mitori geiko est sans doute un exercice essentiel dans le budo.